ODE A LA TOMATE, Pablo Neruda
La rue
s’est remplie de tomates
midi,
été,
la lumière
se coupe
en deux
moitiés
de tomate,
dans les rues
le jus
coule.
En décembre
la tomate
se déchaîne,
envahit
les cuisines,
s’introduit dans les repas
s’assied
calmement
sur les buffets,
parmi les verres,
les beurriers,
les salières bleues.
Elle a
une lumière propre,
une majesté bénigne.
Nous devons, par malheur,
l’assassiner :
le couteau
plonge
dans sa pulpe vivante,
c’est un rouge
viscère,
un soleil
frais,
profond,
inépuisable,
elle emplit les salades
du Chili,
elle se marie allégrement
avec le clair oignon
et pour fêter ça
on laisse
tomber l’huile,
fille
essentielle de l’olivier,
sur ses hémisphères entrouverts,
le poivre
ajoute
son encens
le sel son magnétisme :
ce sont les noces
du jour,
le persil
plante
ses banderoles
les patates
bouillent vigoureusement,
le rôti
frappe
de son arôme
à la porte,
c’est le moment,
allons!
Et sur
la table, à la ceinture
de l’été,
la tomate,
astre de terre,
étoile
répétée
et féconde,
nous montre
ses circonvolutions,
ses canaux,
l’insigne plénitude
et l’abondance
sans noyau,
sans cuirasse,
sans écailles ni arêtes,
nous livre
le régal
de sa chaleur fougueuse
et la totalité de sa fraîcheur.
Pablo, Neruda. Odes élémentaires, France, Gallimard, 1974